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19 septembre 2007

Pâle soleil

Un pâle soleil éclairaitles hommes qui sortaient à l'aube dans la rue.Ils marchaient le regard vide et le dos voûté vers l'usine qui les dévorait chaque jour un peu plus.Ils y laissaient un peu de leur vie, de leur âme, résignés qu'ils étaient à leur sort.

Passagers sans destin d'une vie qui ne les menaient nulle part , poussés par la simple habitude d'exister, ils travaillaient sans autre but que l'attente des rares moments de liberté qui s'offraient à eux et dont ils ne savaient que faire.Le soir, quand ils en avaient terminé, un ciel trop bas enterrait les derniers espoirs que quoi que ce soit ne change un jour.Alors ils se retrouvaient au bistrot du coin, se saoulaient de bière et de mots puis enfin rentraient chez eux, ivres de colère de ne pouvoir rien y faire.Le lendemain, tout recommençait, calqué sur la veille, indéfiniment.

Etienne travaillait là depuis l'âge de seize ans.Embauché grâce à son père, ouvrier lui aussi, qui ne supportait plus de voir son fils perdre son temps avec une bande d'incapables, au lieu d'aller à l'école.Etienne avait eu envie de se sauver en courant dès la première heure.Se sauver le plus loin possible de cette usine ou tous ceux qu'elle faisait vivre ne faisait qu'y mourir à petit feu, quand pour les plus anciens ce n'était déjà pas trop tard.Mais il avait tenu bon.Pour ne pas laisser au vieux une occasion de le traiter encore de bon à rien.Il avait serré les dents jusqu'à la retraite du vieux.Assez longtemps pour s'apercevoir qu'il était déjà trop tard pour lui, qu'il avait une femme et deux gosses qui grandissaient si vite.

Etienne avait vieilli sans s'en rendre compte.Il ne reconnaissait pas le type qu'il croisait chaque matin dans le miroir de la salle de bains.Au fil des ans il avait attrapé quelques muscles , un peu d'épaule mais aussi qelques rides et quelques cheveux blancs.Ses mains étaient devenues une espèce de carte de visite qu'il gardait constamment au fond de ses poches quand il était dehors.Parce qu'il avait honte de leurs écorchures, de la graisse noire incrustée dans la peau,des ses ongles abîmés, de ses doigts déformés.Etienne avait surtout honte de ce qu'il n'avait pas su être.

Un jour la rumeur avait couru.L'usine allait fermer.La direction, les actionnaires, quelqu'un trouvait plus rentable de déplacer la poduction dans un nouveau pays de l'est où la main d'oeuvre main d'oeuvre était meilleur marché et plus docile.Les hommes se sont sentis perdus, pareils à des fourmis affolées, ne sachant comment réagir.Ils se rassemblaient chaque soir au café pour en discuter.Personne ne savait ce qu'il fallait faire.

Les syndicats restaient dans le vague, pensaient déjà primes de licenciement et plan de reconversion.Les plus jeunes cherchaient ailleurs, les plus âgés envisageaient la préretraite avec un certain espoir.Les autres s'inquiétaient.Ceux qui ne trouveraient jamais un autre travail, qui avaient encore des traites sur la voiture, le crédit de la maison.Endettés jusqu'au cou et même au-delà.

Etienne était de ceux-là.Il se tenait un peu à l'écart , se taisait et écoutait.

Après plusieurs jours de palabres qui allaient des lamentations aux menaces en fin de soirée, il devenait évident que tous attendaient l'inévitable et qu'aucune initiative ne serait prise.Ce fatalisme écoeurait Etienne.Il avait envie de secouer tous ces tocards avec qui il travaillait depuis toutes ces années.Mais au fond , il savait que rien ne ferait changer d'avis ceux qui tenaient les rênes , que les usines étaient faites pour les tocards de son genre.Lorsqu'elles disparaissaient , ils disparaissaient avec elles.

Au fil des semaines, il devint de plus en plus sombre.Quand on annonça officiellement la fermeture de l'usine pour la fin du mois, il devint silencieux, même avec sa famille.Etienne ne se rendit plus aux réunions du soir.Les hommes le laissèrent tranquille.

Le week-end, il partait durant de longues heures.Quand il rentrait le soir, sa femme n'osait lui poser la moindre question.

La veille du dernier jour,il sortit de chez lui après le repas.Il retourna à pied à l'usine.Arrivé sur place il se laissa tomber sur un talus d'herbe, face à l'entrée.Il y resta toute la nuit.Régulièrement il apercevait la lumière de la lampe troche du gardien qui effectuait ses rondes accompagné de son chien.La direction craignait peut-être un acte de vandalisme par désespoir.Il y avait pensé.Tout faire sauter.Mais à quoi bon.La machine était en branle et rien ne saurait l'arrêter.

Demain il ne resterait plus rien des vies qui se seraient usées entre ces murs de tôle.Pour des raisons d'ordre économique.

Etienne n'avait jamais imaginé l'avenir.Il ne pouvait que se raccrocher au passé.Pourtant ,demain celui-ci serait balayé comme un fétu de paille.

Les heures s'égrainait, la nuit touchait à sa fin.Etienne se leva et reprit le chemin de sa maison.Il croisa, sans un regard pour eux, les hommes qui prenaient les premiers postes du matin, pour la dernière fois.Il marcha de plus en plus vite puis se mit à courir.Il avait envie de prendre sa femme dans ses bras, d'embrasser ses enfants avant qu'ils ne partent pour l'école, sentir dans leurs cheveux l'odeur du sommeil.Il voulait les entendre parler et rire autour d'un petit-déjeuner.Il voulait penser à demain.Il ne voulait plus voir ce pâle soleil, ni le ciel trop bas.

Plus jamais.

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