PAEALLEL LINES
Je ne l'avais pas choisie.Elle s'était imposée à moi comme une évidence.A l'époque je gagnais ma vie en visitant les clients d'une petite entreprise de province.Mon travail consistait à prendre des commandes et présenter les nouveaux produits.J'étais obligé de dormir à l'hôtel une bonne partie de la semaine mais cela ne me dérangeait pas.Le salaire était convenable et chaque commande enregistrée se changeait en prime à la fin du mois.
Un jour à l'heure du déjeuner, j'étais installé dans une petite braserie où j'avais mes habitudes.J'étais seul et mangeais machinalement en regardant par la vitrine.
Et puis elle est entrée.
Les places libres étaient toujours rares au service du midi.Le patron est venu me demander si j'étais d'accord pour partager ma table.
Elle s'est installée en face de moi en me remerciant.J'ai continué mon repas en évitant de croiser son regard.Elle était belle et je me sentais minable.J'étais mal à l'aise mais je n'avais jamais su dire non.
Elle a commencé à parler de tout et de rien.En souriant souvent.Je ne saisissais que la moitié de ce qu'elle disait parce que je n'arrêtais pas de penser qu'elle ne voyait en face d'elle qu'un type banal, un peu terne, qui lui répondait en marmonnant entre ses dents.J'avais juste compris qu'elle avait rendez-vous pour un entretien d'embauche dans le quartier.
Elle était en avance parce qu'elle ignorait où se trouvaient les bureaux de la société.J'ai proposé de l'accompagner avec ma voiture.Je n'avais qu'un client à voir dans l'après-midi.Elle accepta.
En la regardant marcher vers l'immeuble près duquel je l'avais déposée, j'avais du mal à croire à ce qui m'arrivait.Qu'une fille comme elle s'adresse à moi relevait de l'inespéré.Sans le vouloir je passai la main sur le siège passager, comme si sous mes doigts, la chaleur laissée par le corps assis là quelques minutes auparavant , attestait de la réalité.
Nous étions convenus que je l'attendrais.Elle ressortit une heure plus tard.Cela n'avait pas marché.Le responsable des ressources humaines était prêt à la prendre mais c'était elle qui avait refusé.Elle était sure qu'il était prêt à la prendre dans tous les sens du terme.
Alors que je cherchais vainement des mots de réconfort, je m'aperçus en la regardant qu'elle n'avait l'air ni déçue ni inquiète pour l'avenir.Je l'invitai à dîner le soir-même.A mon grand étonnement , elle fut d'accord.J'avais l'impression que ce jour-là, tout ce que je pourrais demander me serait accordé.
La soirée fut aussi parfaite que le reste de la journée.J'étais presque drôle et je parvenais à soutenir la conversation.Elle sembla juste un peu surprise qu'en la ramenant chez elle je ne cherchai pas à l'embrasser.Je n'avais pas envie de gâcher cette espèce d'état de grâce dans lequel je baignais depuis l'après-midi.
Pas encore.
On s'est revus le lendemain et les jours suivants.Parfois elle m'accompagnait dans mes visites, souvent je lui téléphonais dès que j'en avais fini avec un client.Et puis nous avons passé la première nuit ensemble.Je fus aussi maladroit que possible et elle, très compréhensive.Alors j'ai dérapé.
Petit à petit j'en ai fait mon oxygène et ma nourriture.Elle est devenue mon obssession.Je ne voulais plus me séparer d'elle.Je voulais la voir tout le temps, la sentir à mes cotés, même sans la toucher ni lui parler.Ni qu'elle me voit.Je ne lui en disais rien.Je continuais à paraître tel qu'elle pensait me connaître.J'en devenais malade.Je ne dormais presque plus, je pensais à elle tout le temps.Je n'étais pas jaloux.Je n'imaginais même pas qu'elle puisse voir quelqu'un d'autre.Je l'appelais plusieurs fois par jour, sans lui parler lorsqu'elle décrochait.Juste pour l'entendre dire "Allô".
Quelques semaines plus tard j'ai commencé à foutre en l'air mon travail.J'annulais les rendez-vous, parfois sans prévenir.Je passais des commandes bidons pour rassurer mon patron.J'allais me garer des après-midi entières au bas de chez elle.Juste dans l'espoir de l'apercevoir à sa fenêtre , ne serait-ce qu'un instant.
Parallèlement , nous avons continué à nous voir régulièrement.Elle ne se rendait compte de rien.Si ce n'est qu'un soir elle finit par remarquer que j'avais l'air fatigué.Chaque nuit que nous passions ensemble m'emmenait encore plus haut que la précédente.
Et le contrôle m'échappait de plus en plus.Je m'enfonçais davantage.Je finis par perdre mon travail quand un client porta plainte pour avoir reçu de la marchandise qu'il n'avait pas commandée.Je ne répondis même pas aux lettres de mon patron.
Je passais maintenant toutes mes journées autour de chez elle.Je ne vivais plus que pour l'observer.Je n'avais même plus envie de la rencontrer , de faire semblant d'être un autre.J'arrêtai de l'appeler.Je ne quittais plus sa rue.J'en oubliais de manger et de me laver.Je finis par dormir dans la voiture après avoir été expulsé de mon appartement.
C'est là que l'on m'a retrouvé.Des gens du quartier avaient appelé la police en pensant que j'étais mort.Le bruit du pied de biche qui fit sauter la portière ne me réveilla même pas.J'avais perdu conscience depuis deux jours, effondré sur le siège avant.
Aux urgences, l'interne de service a diagnostiqué un état de grande faiblesse généralisée dû au manque de sommeil et de nourriture.J'ai rencontré un psy qui m'a envoyé en maison de repos.J'y ai plus parlé en trois mois qu'au cours des trente-cinq dernières années.
J'en suis ressorti vidé, mais je ne l'avais pas oubliée.Aujourd'hui j'ai changé de ville, j'ai troUvé un autre travail.
Quand je mange au restaurant, je refuse toujours de partager ma table.
C'est mieux comme ça.