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courte échelle

15 décembre 2007

PAEALLEL LINES

Je ne l'avais pas choisie.Elle s'était imposée à moi comme une évidence.A l'époque je gagnais ma vie en visitant les clients d'une petite entreprise de province.Mon travail consistait à prendre des commandes et présenter les nouveaux produits.J'étais obligé de dormir à l'hôtel une bonne partie de la semaine mais cela ne me dérangeait pas.Le salaire était convenable et chaque commande enregistrée se changeait en prime à la fin du mois.

Un jour à l'heure du déjeuner, j'étais installé dans une petite braserie où j'avais mes habitudes.J'étais seul et  mangeais machinalement en regardant par la vitrine.

Et puis elle est entrée.

Les places libres étaient toujours rares au service du midi.Le patron est venu me demander si j'étais d'accord pour partager ma table.

Elle s'est installée en face de moi en me remerciant.J'ai continué mon repas en évitant de croiser son regard.Elle était belle et je me sentais minable.J'étais mal à l'aise mais je n'avais jamais su dire non.

Elle a commencé à parler de tout et de rien.En souriant souvent.Je ne saisissais que la moitié de ce qu'elle disait parce que je n'arrêtais pas de penser qu'elle ne voyait en face d'elle qu'un type banal, un peu terne, qui lui répondait en marmonnant entre ses dents.J'avais juste compris qu'elle avait rendez-vous pour un entretien d'embauche dans le quartier.

Elle était en avance parce qu'elle ignorait où se trouvaient les bureaux de la société.J'ai proposé de l'accompagner avec ma voiture.Je n'avais qu'un client à voir dans l'après-midi.Elle accepta.

En la regardant marcher vers l'immeuble près duquel je l'avais déposée, j'avais du mal à croire à ce qui m'arrivait.Qu'une fille comme elle s'adresse à moi relevait de l'inespéré.Sans le vouloir je passai la main sur le siège passager, comme si sous mes doigts, la chaleur laissée par le corps assis là quelques minutes auparavant , attestait de la réalité.

Nous étions convenus que je l'attendrais.Elle ressortit une heure plus tard.Cela n'avait pas marché.Le responsable des ressources humaines était prêt à la prendre mais c'était elle qui avait refusé.Elle était sure qu'il était prêt à la prendre dans tous les sens du terme.

Alors que je cherchais vainement des mots de réconfort, je m'aperçus en la regardant qu'elle n'avait l'air ni déçue ni inquiète pour l'avenir.Je l'invitai à dîner le soir-même.A mon grand étonnement , elle fut d'accord.J'avais l'impression que ce jour-là, tout ce que je pourrais demander me serait accordé.

La soirée fut aussi parfaite que le reste de la journée.J'étais presque drôle et je parvenais à soutenir la conversation.Elle sembla juste un peu surprise qu'en la ramenant chez elle je ne cherchai pas à l'embrasser.Je n'avais pas envie de gâcher cette espèce d'état de grâce dans lequel je baignais depuis l'après-midi.

Pas encore.

On s'est revus le lendemain et les jours suivants.Parfois elle m'accompagnait dans mes visites, souvent je lui téléphonais dès que j'en avais fini avec un client.Et puis nous avons passé la première nuit ensemble.Je fus aussi maladroit que possible et elle, très compréhensive.Alors j'ai dérapé.

Petit à petit j'en ai fait mon oxygène et ma nourriture.Elle est devenue mon obssession.Je ne voulais plus me séparer d'elle.Je voulais la voir tout le temps, la sentir à mes cotés, même sans la toucher ni lui parler.Ni qu'elle me voit.Je ne lui en disais rien.Je continuais à paraître tel qu'elle pensait me connaître.J'en devenais malade.Je ne dormais presque plus, je pensais à elle tout le temps.Je n'étais pas jaloux.Je n'imaginais même pas qu'elle puisse voir quelqu'un d'autre.Je l'appelais plusieurs fois par jour, sans lui parler lorsqu'elle décrochait.Juste pour l'entendre dire "Allô".

Quelques semaines plus tard j'ai commencé à foutre en l'air mon travail.J'annulais les rendez-vous, parfois sans prévenir.Je passais des commandes bidons pour rassurer mon patron.J'allais me garer des après-midi entières au bas de chez elle.Juste dans l'espoir de l'apercevoir à sa fenêtre , ne serait-ce qu'un instant.

Parallèlement , nous avons continué à nous voir régulièrement.Elle ne se rendait compte de rien.Si ce n'est qu'un soir elle finit par remarquer que j'avais l'air fatigué.Chaque nuit que nous passions ensemble m'emmenait encore plus haut que la précédente.

Et le contrôle m'échappait de plus en plus.Je m'enfonçais davantage.Je finis par perdre mon travail quand un client porta plainte pour avoir reçu de la marchandise qu'il n'avait pas commandée.Je ne répondis même pas aux lettres de mon patron.

Je passais maintenant toutes mes journées autour de chez elle.Je ne vivais plus que pour l'observer.Je n'avais même plus envie de la rencontrer , de faire semblant d'être un autre.J'arrêtai de l'appeler.Je ne quittais plus sa rue.J'en oubliais de manger et de me laver.Je finis par dormir dans la voiture après avoir été expulsé de mon appartement.

C'est là que l'on m'a retrouvé.Des gens du quartier avaient appelé la police en pensant que j'étais mort.Le bruit du pied de biche qui fit sauter la portière ne me réveilla même pas.J'avais perdu conscience depuis deux jours, effondré sur le siège avant.

Aux urgences, l'interne de service a diagnostiqué un état de grande faiblesse généralisée dû au manque de sommeil et de nourriture.J'ai rencontré un psy qui m'a envoyé en maison de repos.J'y ai plus parlé en trois mois qu'au cours des trente-cinq dernières années.

J'en suis ressorti vidé, mais je ne l'avais pas oubliée.Aujourd'hui j'ai changé de ville, j'ai troUvé un autre travail.

Quand je mange au restaurant, je refuse toujours de partager ma table.

C'est mieux comme ça.

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10 novembre 2007

BLUES

La tête entre les cuisses de Cécile qui gémissait , j'ai soudain eu envie d'être ailleurs.Deux heures plus tard, tandis qu'elle dormait paisiblement , je me suis levé pour aller à la fenêtre.La pluie qui s'écrasait sur la vitre déchirait le mur du fond de la chambre en ombres chinoises.Je regardais la ville détrempée sans me lasser du spectacle.J'avais toujours pensé que la pluie était citadine.

Je voyais les phares des voitures qui sillonnaient lentement le boulevard, les néons épileptiques qui clignotaient, quelques passants qui pressaient le pas sur les trottoirs déserts.Je me suis retourné vers Cécile .Malgré la pénombre , je pouvais distinguer le mouvement  régulier de sa poitrine que le drap couvrait à peine.Perdue dans son sommeil , elle semblait tellement jeune , presque une petite fille.Je la connaissais depuis la veille. Cela n'avait pas été difficile de la convaincre de me suivre jusqu'ici. Presque trop simple.

A la regarder je me sentais vieux.Même si j'avais encore un peu de marge avant la quarantaine, les premiers cheveux blancs avaient fait leur apparition sur mes tempes , quelques kilos m'encombraient et la moindre nuit blanche me laissait sur les genoux pour plusieurs jours.Cécile me semblait encore bien loin de ce que je pouvais encore comprendre.Les choses m'échappaient et ça me faisait peur.

Même le sexe à présent n'avait plus beaucoup de sens.J'avais des histoires de cul mais le coeur n'y était plus."A quoi bon" était une expression qui ne ma lâchait plus.Je me posais de plus en plus de questions qui restaient sans réponse et que je traînais comme autant de boulets.Parfois une angoisse sourde me tordait le ventre en fin de soirée.Je ne pouvais m'empêcher de penser que c'était encore une journée de perdue.Une de plus.

En fait , je m'approchais peu à peu de cette frontière invisible où les rêves se changent en regrets amers de ne pas se réaliser.Et je n'étais pas sûr de pouvoir y faire grand-chose.A propos,  quels rêves me restaient-ils encore?Je sentais qu'il était temps de passer à autre chose, mais à quoi?

La pluie s'était arrêtée.Je me suis habillé sans faire de bruit et je suis sorti pour prendre l'air.La fraîcheur de la nuit me faisait du bien.

J'enfilais les rues au hasard .Quelques fenêtres étaient encore éclairées.De temps en temps j'apercevais une silhouette qui se découpait dans la lumière.J'arrivai bientôt dans le quartier chaud qui était à deux pas de chez moi.Depuis longtemps, il n'était plus à la hauteur de sa réputation.Seules, deux ou trois femmes sans âge attendaient sous un porche, la poitrine largement découverte pour détourner l'attention de leur visage trop maquillé.Les filles plus jeunes et plus jolies se trouvaient au chaud et à l'abri derrière les vitrines des bars où elles étaient hôtesses .Parfois elles cognaient sur la vitre avec leur bague pour appeler les passants.

J'ai rejoint le boulevard tout proche.Les enseignes des peep-shows et des sex-shops essayaient d'attirer les touristes venus s'émoustiller quelques heures avant de remonter dans les bus qui les emmèneraient vers leurs hôtels.

Je n'avais pas envie de voir tous ces gens, toutes ces lumières, d'entendre tous ces bruits.Je n'avais envie de rien si ce n'était de m'asseoir là sur un banc.Je me demandais ce que je faisais là.J'avais quitté mon village  paumé parce que j'y étais à l'étroit.Vingt ans plus tard, je me sentais perdu dans cette ville trop grande.

Si je me posais deux secondes pour regarder ma vie, je me faisais l'effet d'être une pièce de puzzle tombée de sa boîte qui cherchait à s'emboîter avec d'autres pièces sans que cela ne fonctionne jamais.

Cécile était probablement l'une d'elles.Une parmi tant d'autres.Je suis rentré.Elle dormait encore.J'enviais son innocence et je lui souhaitai silencieusement de la conserver le plus longtemps possible.Au moins un peu.

J'ai pris du papier et un crayon dans le tiroir du bureau.J'ai griffonné un petit mot pour elle, lui disant qu'elle pourrait rester là tant qu'elle voudrait et qu'elle laisse la clef à la gardienne en partant.

Du regard j'ai fait le tour de la pièce pour ne rien oublier.Et puis j'ai ouvert la fenêtre.J'ai respiré profondément.Je n'avais pas peur.J'ai grimpé sur le bord et j'ai plongé dans le jour qui s'éveillait à peine. 

15 octobre 2007

Devine d'où je t'appelle

Michel prit l'appel avant la fin de la mélodie de son portable.Elle était discrète, il n'aimait pas se faire remarquer dans la rue.Comme il s'y attendait, c'était Mathilde qui l'appelait pour lui annoncer qu'elle rentrerait tard, qu'il ne devait pas l'attendre pour manger et peut-être même pour aller se coucher.

Il lui répondit qu'il comprenait, bien sur.De son coté, elle lui assura qu'elle ferait son possible pour que cela ne s'éternise pas trop.C'était une période de l'année très chargée mais dans quelques semaines cela se calmerait.Elle l'embrassa par portable interposé, il fit de même.

La jeune femme poussa un soupir de soulagement en coupant son téléphone.Elle supportait de moins en moins cette situation.Non qu'elle n'aimait pas mentir mais elle sentait bien qu'elle commençait à tirer un peu trop sur la corde.A sa décharge, Michel n'était pas très méfiant et surtout Jérôme était si craquant qu'elle se passait de plus en plus difficilement de lui.

Elle prenait des risques , grapillait chaque instant, chaque minute de la journée, pour le rencontrer ou lui téléphoner.Elle ne prenait plus de pause déjeuner pour partir plus tôt le soir.Il lui arrivait parfois de s'absenter l'après-midi et venait le lendemain matin très tôt pour ratrapper le temps perdu dans son travail.

Bien sur Michel aurait pu l'appeler à n'importe quel moment au bureau mais elle avait réussi à le convaincre de ne la joindre que sur son portable.

Elle regarda sa montre .Il lui restait à peine dix minutes pour rejoindre la brasserie ou Jérôme devait déjà l'attendre.Lui aussi avait un emploi du temps serré et leurs rendez-vous était chronométrés à la minute près.

Elle pensa appeler un taxi mais vu la circulation à cette heure de la journée , elle décida qu'elle irait aussi vite à pied.Elle pressa le pas.Les premières mesures d'un morceau de Bach résonnèrent au fond de son sac.Elle pensa immédiatement à Jérôme.Elle eut peur qu'il l'appelât pour lui annoncer un empêchement de dernière minute.Elle avait trop besoin de le voir.Elle se mit à l'abri d'un porche d'entrée pour se protéger du bruit et prit la communication.

C'était Michel.

Si la réunion devait se terminer tard, pourquoi ne l'appelait-elle pas?Il viendrait la chercher en voiture.Elle essaya de cacher son irritation du mieux qu'elle pouvait.Elle l'assura que c'était inutile, elle prendrait un taxi.La boîte paierait, elle lui devait bien cela.Elle le remercia d'y avoir pensé mais elle n'avait pas beaucoup de temps à lui consacrer.

Elle coupa et se remit en marche.Elle allait finir par manquer Jérôme.Elle maudit Michel.Si elle arrivait trop tard par sa faute, elle passerait ses nerfs sur lui en rentrant ce soir.N'importe quel prétexte ferait l'affaire.

La foule était dense sur les trottoirs.Mathilde se retenait de bousculer les gens pour aller plus vite.C'était tout ce à quoi elle pensait:plus vite, plus vite, plus vite.

Elle avait envie de voir Jérôme.Au point où cela devenait insupportable.Parfois, elle avait envie de lui au beau milieu de la journée.Elle ne parvenait plus alors à se concentrer sur autre chose.Elle s'arrangeait dans ces moments pour s'isoler dans son bureau et attendre que cela passe.Comme une crise.

Quelquefois quand ils se retrouvaient rapidement dans un café, ils n'y tenaient plus et se rendaient aussi discrètement que possible dans les toilettes pour une étreinte rapide, bestiale, debout contre le mur de faïence , qui les laissait aussi sonnés qu'épuisés.Elle aurait voulu le mordre, le dévorer, l'engloutir littéralement pour l'avoir avec elle éternellement.

Elle était prête à tout pour lui.Même à se mettre à genoux sur le sol graisseux d'un parking pour le voir jouir encore une fois, pour le goûter.Pour ne jamais l'oublier.

Encore deux pâtés d'immeubles et elle serait arrivée.Elle connaissait la brasserie pour y être allée avec Jérôme.C'était un endroit discret et situé à mi-chemin de leurs bureaux respectifs.Ils changeaient les lieux de leurs rendez-vous en fonction de leurs opportunités de se retrouver.

Elle atteignit enfin l'établissement.Du regard elle chercha son amant parmi les clients.Il n'était pas encore là.

Elle décida de s'installer pour l'attendre en espérant de toutes ses forces qu'il ne tarde plus.

Son portable sonna.Michel.Il voulait savoir si elle mangeait dehors avant de rentrer ou s'il devait lui préparer quelque chose.Elle répondit sèchement qu'elle prendrait un sandwich en travaillant et qu'il devait arrêter de l'appeler tout le temps.Ellen'avancerait pas dans son travail s'il l'importunait tout le temps.Michel s'excusa, un peu penaud et coupa la communication.Mathilde regarda sa montre nerveusement puis guetta l'entrée de la brasserie.Jérôme était en retard.

Il arriva enfin en lui souriant, il s'installa à la table et s'excusa en explicant qu'il avait eu du mal à se débarrasser d'un client encombrant.Ils s'embrassèrent.Doucement d'abord puis de manière plus appuyée.Leurs bouches se séparèrent dans un soupir de soulagement de s'être enfin retrouvées.Il fit signe au serveur de venir prendre leur commande.Ils prirent du thé.Il se rendit aux toilettes.

Mathilde en profita pour rappeler Michel.Maintenant qu'elle avait retrouvé son amant, elle eut quelques remords d'avoir été aussi brusque avec son mari.Lorsqu'il décrocha, elle s'excusa de la manière dont elle lui avait répondu tout à l'heure mais elle était débordée de travail et se sentait à bout de nerfs.Michel comprenait bien sur, comme toujours il ne lui en voulait pas.Il ne voulait pas la déranger plus longtemps.

Chacun coupa son portable.

Jérôme revenait, tout sourire pour Mathilde, qui le lui rendait.Leur bonheur d'être ensemble se traduisait par un besoin de contact physique.Il bavardaient en se dévorant des yeux, assis l'un près de l'autre , leurs doigts enlacés.Rien autour n'aurait pu détourner leur attention.Ils restèrent ainsi près d'une heure.Le portable de la jeune femme entonna à nouveau la mélodie de Bach.Elle souffla.Elle ne pensait jamais à le mettre en veille.

Michel.

-Mathilde, je sais que je ne devais plus te déranger pour rien, mais c'était plus fort que moi.Quand j'ai repensé à ce que tu m'as dit tout à l'heure.Je ne me rends pas toujours compte que tu as beaucoup de travail.Je crois que je pense trop à moi par moments.Je t'aime, tu sais.

La phrase resta en suspens, Mathilde ne savait que répondre.

- Oui , je sais.Moi aussi, mais là, il faut que j' y aille.On m'attend en salle de réunion.A ce soir.

- Oui c'est ça. Mathilde...attends!

- Quoi?

- Avant de rejoindre les autres, finis ton thé, ce serait dommage de le laisser refroidir.

Elle resta bouche bée.Jérôme sentit que quelque chose clochait.Il la dévisageait en se demandant ce qu'elle venait d'apprendre.La jeune femme ne s'intéressait plus à lui.Elle cherchait partout dans la salle, tournant la tête de tous les cotés comme un animal affolé, pris au piège.Elle aperçut Michel près de la porte le portable àl'oreille.

- Devine d'où je t'appelle.

Il lui tourna le dos et sortit.

19 septembre 2007

Pâle soleil

Un pâle soleil éclairaitles hommes qui sortaient à l'aube dans la rue.Ils marchaient le regard vide et le dos voûté vers l'usine qui les dévorait chaque jour un peu plus.Ils y laissaient un peu de leur vie, de leur âme, résignés qu'ils étaient à leur sort.

Passagers sans destin d'une vie qui ne les menaient nulle part , poussés par la simple habitude d'exister, ils travaillaient sans autre but que l'attente des rares moments de liberté qui s'offraient à eux et dont ils ne savaient que faire.Le soir, quand ils en avaient terminé, un ciel trop bas enterrait les derniers espoirs que quoi que ce soit ne change un jour.Alors ils se retrouvaient au bistrot du coin, se saoulaient de bière et de mots puis enfin rentraient chez eux, ivres de colère de ne pouvoir rien y faire.Le lendemain, tout recommençait, calqué sur la veille, indéfiniment.

Etienne travaillait là depuis l'âge de seize ans.Embauché grâce à son père, ouvrier lui aussi, qui ne supportait plus de voir son fils perdre son temps avec une bande d'incapables, au lieu d'aller à l'école.Etienne avait eu envie de se sauver en courant dès la première heure.Se sauver le plus loin possible de cette usine ou tous ceux qu'elle faisait vivre ne faisait qu'y mourir à petit feu, quand pour les plus anciens ce n'était déjà pas trop tard.Mais il avait tenu bon.Pour ne pas laisser au vieux une occasion de le traiter encore de bon à rien.Il avait serré les dents jusqu'à la retraite du vieux.Assez longtemps pour s'apercevoir qu'il était déjà trop tard pour lui, qu'il avait une femme et deux gosses qui grandissaient si vite.

Etienne avait vieilli sans s'en rendre compte.Il ne reconnaissait pas le type qu'il croisait chaque matin dans le miroir de la salle de bains.Au fil des ans il avait attrapé quelques muscles , un peu d'épaule mais aussi qelques rides et quelques cheveux blancs.Ses mains étaient devenues une espèce de carte de visite qu'il gardait constamment au fond de ses poches quand il était dehors.Parce qu'il avait honte de leurs écorchures, de la graisse noire incrustée dans la peau,des ses ongles abîmés, de ses doigts déformés.Etienne avait surtout honte de ce qu'il n'avait pas su être.

Un jour la rumeur avait couru.L'usine allait fermer.La direction, les actionnaires, quelqu'un trouvait plus rentable de déplacer la poduction dans un nouveau pays de l'est où la main d'oeuvre main d'oeuvre était meilleur marché et plus docile.Les hommes se sont sentis perdus, pareils à des fourmis affolées, ne sachant comment réagir.Ils se rassemblaient chaque soir au café pour en discuter.Personne ne savait ce qu'il fallait faire.

Les syndicats restaient dans le vague, pensaient déjà primes de licenciement et plan de reconversion.Les plus jeunes cherchaient ailleurs, les plus âgés envisageaient la préretraite avec un certain espoir.Les autres s'inquiétaient.Ceux qui ne trouveraient jamais un autre travail, qui avaient encore des traites sur la voiture, le crédit de la maison.Endettés jusqu'au cou et même au-delà.

Etienne était de ceux-là.Il se tenait un peu à l'écart , se taisait et écoutait.

Après plusieurs jours de palabres qui allaient des lamentations aux menaces en fin de soirée, il devenait évident que tous attendaient l'inévitable et qu'aucune initiative ne serait prise.Ce fatalisme écoeurait Etienne.Il avait envie de secouer tous ces tocards avec qui il travaillait depuis toutes ces années.Mais au fond , il savait que rien ne ferait changer d'avis ceux qui tenaient les rênes , que les usines étaient faites pour les tocards de son genre.Lorsqu'elles disparaissaient , ils disparaissaient avec elles.

Au fil des semaines, il devint de plus en plus sombre.Quand on annonça officiellement la fermeture de l'usine pour la fin du mois, il devint silencieux, même avec sa famille.Etienne ne se rendit plus aux réunions du soir.Les hommes le laissèrent tranquille.

Le week-end, il partait durant de longues heures.Quand il rentrait le soir, sa femme n'osait lui poser la moindre question.

La veille du dernier jour,il sortit de chez lui après le repas.Il retourna à pied à l'usine.Arrivé sur place il se laissa tomber sur un talus d'herbe, face à l'entrée.Il y resta toute la nuit.Régulièrement il apercevait la lumière de la lampe troche du gardien qui effectuait ses rondes accompagné de son chien.La direction craignait peut-être un acte de vandalisme par désespoir.Il y avait pensé.Tout faire sauter.Mais à quoi bon.La machine était en branle et rien ne saurait l'arrêter.

Demain il ne resterait plus rien des vies qui se seraient usées entre ces murs de tôle.Pour des raisons d'ordre économique.

Etienne n'avait jamais imaginé l'avenir.Il ne pouvait que se raccrocher au passé.Pourtant ,demain celui-ci serait balayé comme un fétu de paille.

Les heures s'égrainait, la nuit touchait à sa fin.Etienne se leva et reprit le chemin de sa maison.Il croisa, sans un regard pour eux, les hommes qui prenaient les premiers postes du matin, pour la dernière fois.Il marcha de plus en plus vite puis se mit à courir.Il avait envie de prendre sa femme dans ses bras, d'embrasser ses enfants avant qu'ils ne partent pour l'école, sentir dans leurs cheveux l'odeur du sommeil.Il voulait les entendre parler et rire autour d'un petit-déjeuner.Il voulait penser à demain.Il ne voulait plus voir ce pâle soleil, ni le ciel trop bas.

Plus jamais.

15 septembre 2007

ECRITS VAINS

Je regarde le jour qui se lève et je commence à me fatiguer de tout ce foutu manège.Un méchant coup de blues de fin de nuit vient me frapper derrière la nuque.Par la fenêtre je vois la pluie tomber.

C'est la dernière fois que je sacrifie des heures de sommeil pour essayer d'aligner trois phrases sur des bouts de papier.Pour rien.

Depuis le temps que j'écris des histoires , je n'ai jamais rien publié.J'aurais pu éditer à compte d'auteur mais je n'ai jamais eu envie de me retrouver avec trois cent exemplaires de mon livre, rangés dans des cartons et que j'essayerais de vendre autour de moi.D'abord , je n'aurais jamais assez d'argent.Ensuite, je n'aurais pas eu la place de stocker tout ça chez moi.Et enfin mon entourage se limitait à personne.Si ce n'est Franck qui lisait déjà tout ce que j'écrivais.Je n'ai plus de famille, ou si peu qu'il m'arrive souvent de l'oublier.

En fait, cela m'est égal.Pour tout dire, chaque fois que je mets les pieds dans une librairie et que je vois cette masse de livres, je me demande si c'est vraiment la peine de gâcher encore du papier pour mes histoires à trois sous.C'est pire encore quand je passe devant les bouquinistes le long des quais.Combien d'auteurs inconnus restés dans l'anonymat le plus obscur après des années d'effort pour voir leur nom imprimé sur une couverture cartonnée?J'ai pas envie de grossir le nombre.Et puis je ne sais pas me vendre.Je n'ai aucun talent pour me mettre en avant et prouver que je suis bon à quelque chose.Je n'ai pas envie d'insister pour qu'on me lise.

Alors, pourquoi est-ce que j'écris?

Pour rien, je l'ai déjà dit.Parce que je m'ennuie et que je n'ai pas envie de parler aux autres.Et que ces histoires m'encombrent.

Il m'a fallu deux ans pour avouer à Franck que j'écrivais.Je me sentais gêné comme si je lui avais confessé je ne sais quelle maladie honteuse.J'avais surtout l'impression de dévoiler une partie de moi-même que je m'appliquais à cacher depuis des lustres.

Franck n'a pas souri.Il a juste paru surpris et même un peu impressionné.

  -Je pourrais les lire?J'aimerais bien si ça ne te dérange pas.

Il les a toutes lues.

Souvent il me disait: 

-Tu devrais faire un bouquin.Les diteurs, c'est pas ça qui manque par  ici.

Franck était comme un pote, mais en mieux.On était voisins de comptoir depuis des années.On se croisait régulièrement au "Café de la Place Ronde".J'aimais y prendre des petits crèmes, lui était plutôt bière. Chacun ses goûts.On en est venu à se parler par hasard.J'avais toujours un bouquin sous la main.C'est ce qui nous a mis en contact, on avait lu les mêmes livres.

Je m'étonnais de si bien m'entendre avec lui.Je n'aime pas les gens et en général ils me le rendent bien.Franck était marié mais j'avais cru comprendre que cela ne  collait pas trop.

Moi, j'avais laissé ça aux autres.Faires des rêves à crédit qu'on remboursait toute sa vie  aux cotés d'une femme qu'on ne regardait plus parce qu'on l'avait trop vue, ça ne m'avait jamais rien dit.Seul, je n'emmerdais personne et personne ne m'emmerdait.Les choses me paraissaient plus justes ainsi.

Franck essayait régulièrement de me convaincre de publier."C'est du gâchis", répétait-il souvent.Mais je ne cédais pas.

Et puis je n'ai plus eu de nouvelles.Comme ça , du jour au lendemain.Il avait disparu.Le patron du bistrot ne l'avait pas revu non plus.Je ne savais pas où il habitait, ni son nom, comme lui ignorait le mien.Et même si je l'avais su, je n'aurais pas eu envie de rencontrer sa femme.

Ce n'est que quelques semaines plus tar que j'ai eu l'explication.

Je feullietais le journal en prenant un petit noir chez Paul.Je survolais la page culturelle quand un article m'a sauté aux yeux.Frack Salazar, un nouveau romancier sortait son premier recueil de nouvelles:"Ecrits vains".La critique le jugeait prometteur.J'aimais bien le jeu de mots mais quelque chose me troublait dans le nom de l'auteur.Cela me paraissait fou mais quand même, je ne pouvais m'empêcher de faire le rapprochement avec Franck.

Le journal annonçait qu'il tiendrait une séance de dédicace dans une petite librairie du centre.Je décidais d'y aller pour en avoir le coeur net.

Cela devait se passer dans l'après-midi.J'aurais pu vérifier tout de suite si j'avais raison en feuilletant le livre chez le premier libraire venu.Mais je crois qu'au fond de moi j'avais peur de ne pas m'être trompé.Je voulais lui laisser le bénéfice du doute.Pour quelques heures encore.

J'ai pris le métro.C'était un trajet d'environ une demi-heure pour gagner le centre-ville.J'étais arrivé un peu tôt.J'allai marcher un peu en attendant dans les rues commerçantes que je ne fréquentais jamais.Je fus de retour pour le début de la séance de signature.Il s'était mis à pleuvoir.Il y avait deux personnes devant moi et autant derrière.

Il ne me vit pas tout de suite.Franck semblait intimidé devant ses lecteurs.Il demandait leur prénom et signait sans les regarder .Je ne savais pas encore ce que j'allais faire.Je feuilletais le livre que j'avais pris sur un pile à l'entrée de la boutique.Les histoires que j'y trouvai confirmèrent mes doutes:Franck s'était servi.

Bizarrement je n'étais pas en colère, mais déçu.Je me sentais comme un poids sur les épaules.

Mon tour est arrivé.J'ai posé le livre devant lui.

  - Votre prénom?

  -Robert, mais tu peux mettre Bob.

Il redressa la tête.J'ai cru qu'il allait faire un malaise.Sa bouche est restée ouverte sans qu'aucun son n'en sorte.On aurait dit un poisson à l'agonie.La main qui tenait son feutre s'est mise à trembler.J'ai laissé partir mon poing qui s'est écrasé sur son nez dans un léger craquement.Franck est tombé en arrière avec sa chaise.J'ai eu le temps de voir une tache sombre sur le haut de sa jambe de  pantalon.

Je suis sorti tranquillement pendant que le libraire et les clients  restants l'aidaient à se relever.Je suis rentré à pied.Pour profiter de la pluie.

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